L’INVITATION
En 2018, alors que la Gare Franche, maison d’artistes, et le Merlan, scène nationale, sont en cours de rapprochement pour créer ensemble LE ZEF - scène nationale de Marseille, Francesca Poloniato-Maugein, directrice du Merlan invite Ilaria Turba, artiste plasticienne et photographe, à faire partie de la Bande d’artistes associés. Elle lui laisse le champ libre pour imaginer un projet en résonnance avec Au fil de l’autre, le projet de la nouvelle scène nationale.
Dans son travail, Ilaria Turba se nourrit de la rencontre des autres, aborde des questions d’identité, d’imaginaire collectif, de mémoire des objets et d’histoires des lieux. Elle mêle ainsi ateliers de pratique et processus participatif à son geste de création artistique, et manie tout autant la photographie, la vidéo que l’animation pour créer des œuvres plastiques, des installations, des performances ou des événements publics.
Quoi donc de plus naturel pour Ilaria Turba que d’apporter sa sensibilité, ses outils et son expérience des territoires pour investir les arrondissements d’implantation de la scène nationale. Elle décide donc d’habiter ce territoire et d’y installer son atelier : La Cabane. Elle sera ainsi présente tout au long de l’année, à travers de longues résidences lors desquelles elle réside au ZEF - Gare Franche.
UN TERRITOIRE
Le Désir de regarder loin est d’abord né de la découverte des 14ème et 15ème arrondissements de Marseille. Ici, la traversée des paysages est une véritable expérience où la superposition chaotique et violente d’immeubles dénués de beauté, de bastides, d’industries, de routes, rencontre une nature méditerranéenne sauvage, qui pousse coûte que coûte dans les espaces délaissés par les hommes.
Ici, la mer est le théâtre depuis toujours des arrivées et départs des hommes. Les quartiers voisins du ZEF ont été, au fil du siècle dernier, la terre d’accueil de différentes communautés, d’abord venues des pays les plus pauvres d’Europe, Espagne, Italie, mais aussi de Turquie et d’Arménie, et bientôt rejointes par d’autres communautés venues du Maghreb ou encore des Comores et du Cambodge.
La rencontre de toutes ces communautés crée dans ces quartiers une mixité singulière, et cette richesse d’expériences et d’histoires est pour l’artiste un terrain fertile où planter un projet au long cours.
Mais ces quartiers sont aussi les plus défavorisés de la ville ; ils traversent des urgences élémentaires de pauvreté et de violence et sont le plus souvent vampirisés par la présence du trafic de drogue. La jeunesse, entravée par des stéréotypes négatifs, doit redoubler d’efforts pour se dégager des étiquettes dévalorisantes.
Face à cette complexité, Ilaria Turba a voulu imaginer un projet articulé entre une thématique forte et des actions simples, concrètes, accessibles à tous et revêtant une dimension collective ; pour révéler, comme le photographe avec sa pellicule, le vivant, l’humain dans tout son potentiel d’énergie et de créativité.
LE DÉSIR DE REGARDER LOIN
De sa rencontre avec cet enchevêtrement urbain, historique et naturel propre à Marseille, le thème du Désir de regarder loin a surgi spontanément. Le sentiment de désirer nous rend capable, par sa force et son urgence, de dépasser les conditions les moins favorables. Etymologiquement, désirer, signifie devoir s’orienter sans étoile, c’est-à-dire à la fois perdre ses repères et s’ouvrir à la possibilité d’en trouver de nouveaux.
Associer le désir avec la vue et en particulier un regard au loin, permet à Ilaria Turba de relier le désir à la recherche d’horizons nouveaux. Pour l’artiste, ce sentiment parle d’une tension collective de changement, dans un moment de crise globale, qui passe par l’individu et sa capacité à s’orienter autrement dans son quotidien.
Pour autant, Ilaria Turba laisse une grande place aux participants pour imaginer leurs propres désirs de regarder loin ; le thème restant ouvert à l’interprétation de chacun.
UN LABORATOIRE ARTISTIQUE
Ce projet artistique se développe comme un laboratoire interdisciplinaire articulé autour des désirs des habitants. Au fil de ses résidences, Ilaria Turba collecte sans relâche les désirs de ceux qu’elle rencontre comme on collectionne des objets. Son travail consiste ensuite à les transformer en objets artistiques qui rendent tangibles, sensibles, visibles les désirs immatériels. Ils deviendront ainsi des photographies, des dessins, des objets et des textes et seront diffusés lors de différentes restitutions.
Comme pour son précédent projet JEST, Ilaria Turba a choisi d’entrer en dialogue avec une archive et rendre vivantes les traces du passé dans sa pratique artistique. L’artiste a exploré la collection du Centre de Conservation et de Ressources du Mucem à la recherche d’objets ou de rituels issus du passé des communautés méditerranéennes. Ces explorations ont notamment inspiré et nourri deux facettes du projet : l’atelier le Pain du désir et l’événement La loterie des désirs.
Le désir de regarder loin s’écrit en marchant au gré des rencontres avec les habitants, avec les structures voisines et avec les équipes, tous réunis autour de ce projet en mouvement. Il s’écrit également en marchant au sens propre, entre le Théâtre du Merlan et la Gare Franche pour une connexion physique et symbolique. Depuis deux ans, Ilaria Turba travaille à écrire une Traversée des désirs, une grande balade de 12km reliant les deux lieux historiques du ZEF qui restituera, au cœur même du territoire cette grande collecte de désirs.
Enfin, aujourd’hui, le projet se développe aussi de manière organique en s’adaptant au contexte. Cette période de crise sanitaire a donné une profondeur nouvelle au désir de regarder loin. À partir de l’expérience de partage et de solidarité vécue pendant le confinement et du fort besoin de se retrouver, est née l’idée de la création collective de porte-bonheur. Fabriqués par les habitants, ils seront restitués au public lors de La Loterie des désirs, événement présenté dans le cadre des Parallèles du Sud, un programme de la Biennale nomade Manifesta 13 Marseille.