mercredi 10 février 2021

parole d'artiste à lire

L'île au Mucem

par Yohanne Lamoulère

© Julie Cohen
© Julie Cohen
© Julie Cohen
© Julie Cohen
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© Julie Cohen

« L’île est partout parce que l’insularité est transposable, à l’échelle d’une ville, d’une famille, d’une maison ou d’un corps. Elle feint de nous raconter une histoire universelle. »

Quelque part sur le delta du Rhône, cachée dans un bras du fleuve, se trouve une île minuscule, un nid pour tous les vivants.

Il n’y a ni électricité ni eau potable. L’endroit, aménagé il y a plusieurs décennies par des utopistes, est chargé de cette histoire. Il en porte les stigmates : bateaux échoués, architecture singulière, cabanes abandonnées, volières et terrains de jeux. C’est un lieu où les choses essentielles sont fortement contradictoires : c’est extrêmement sauvage et très pollué, minuscule et immensément tellurique, un bout du monde tout proche des humains, de ce qu’ils sont de pire.

Certains disent que c’est une région sacrifiée, si jeune et déjà mortifiée, le rejet des usines est sans concession : trois fois plus de cancers ici que dans le reste du pays. Pourtant les habitants demeurent, les oiseaux nichent et les paysages sont d’autant plus troublants qu’ils confèrent au fragile. Marais et sédiments jusqu’au firmament de sa disparition dans la mer, le fleuve et le climat ne peuvent plus aider que les salicinées et les salicornes : tout n’est déjà plus que soude et sel. Au loin les tubes et l’acier, les cheminées aux yeux ronds crachent et fument, claquent. C’est l’appât du gain qui fait que les hommes sont assez fous pour encore y construire des entrepôts, et les containers qui arrivent de Chine, dans une chorégraphie sans fin, repartent à vide.

Avec ma fille Brune qu’habituellement je ne photographie jamais, nous commençons à fantasmer des images, à glaner des objets. Pour construire ces tableaux, il faut se rappeler les contes, et composer avec ce que nous avons sous la main. L’île est généreuse, elle nous offre un terrain de choix. Nous jouons entre nous, avec les corps : un masculin, un enfantin et moi derrière l’appareil.

Le garçon, c’est l’homme à la moto des auto-tamponneuses. On sent que la fête foraine n’est pas loin, mais on ne sait pas si elle est encore en état de marche ou s’il ne reste que les machines, éteintes. Il est l’homme qui a rêvé la ville, mais comme dans les westerns, un événement difficile est advenu et l’homme a dû faire d’autres choix, autrement plus raisonnables.

La petite, c’est l’enfant redevenu sauvage. Celui qui hésite encore entre le petit cochon de l’histoire qu’il veut devenir, de Nif-Nif ou Nouf-Nouf, lequel me ressemble le plus ?

Le désir de « cabanisation » est bien là, en chacun de nous, ce n’est peut-être qu’une question de temps.

Produire des photographies, c’est aussi produire de l’inconscience, tout en gardant dans un creux du ventre ce que le monde est, notre manière de l’habiter et de l’appréhender. Je continue à photographier l’île et son environnement post-humaniste, ce monde où le sauvage se mêle, sans cacophonie mais peut-être avec un peu de désespérance, à la création humaine. L’île doit rester ce qu’elle est devenue pour nous en 2020, ce « monde d’après » dont nous avons rêvé et qui n’est pas celui que nous voyons apparaître. L’île est possible partout parce que l’insularité est transposable, à l’échelle d’une ville, d’une famille, d’une maison ou d’un corps. Elle feint de nous raconter une histoire universelle.

 

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